Actualités & évenements

Labo l’Autre musique, dialogue Eric Cordier et Dominique Balaÿ

Sur une question entre parenthèses d’Éric Cordier : réponse de Dominique Balaÿ, publiée dans le laboratoire L’Autre musique.

Depuis le démarrage du projet, la question de la légitimité se pose.

Ma position, et celle du projet, à l’égard des victimes (ce que Éric Cordier désigne par le « malheur des autres ») se distingue de celle d’un journaliste ou d’un militant. Ce projet se veut avant tout un projet de création, une forme libre où s’imbriquent une inquiétude du média (en cela similaire à websynradio) et une démarche presque documentaire.
Quelle que soit la forme, il s’agit bien de capter une matière (dont l’information n’est que l’une des composantes) pour tenter de rendre audible et perceptible une part de cet évènement qui, au même titre que Tchernobyl, est devenu une donnée essentielle de notre temps présent et qui empoisonne tout le réel.

À Fukushima, des centaines de milliers de personnes continuent à vivre « normalement » à proximité immédiate d’une catastrophe toujours en cours.

Quand la portée et la gravité de cet évènement ne sont pas tout simplement niées (selon la plupart des approches officielles), ses conséquences sont noyées sous les multiples discours qu’il a suscités (politique, journalistique, institutionnel, militant, scientifique, citoyen, etc.) et qui s’efforcent de le circonscrire : je me garderai bien de dire qu’ils sont tous « soporifiques » (comme j’ai pu l’entendre dans la bouche de certains commentateurs prompts à dénoncer toute forme de pensée dominante, y compris la pensée altruiste), car ils contiennent une part de l’évènement, même filtré, atténué.

C’est l’un des points essentiels du manifeste du projet fukushima! : Otomo Yoshihide a tout de suite compris ce qui risquait d’arriver ici : un travestissement du réel (dû en partie à l’hypermédiatisation et aux abus de langage) qui finirait par isoler la ville et ses habitants plus surement et plus insidieusement que la catastrophe elle-même : la ville entièrement rabattue sur son stigmate.

Selon lui et les membres du collectif, seul un travail artistique authentique est à même de considérer et décrypter le signe noir de la catastrophe et de délivrer un accès à un réel saturé, barré. Cela est précisément l’intention du projet, même si je ne le formule pas de cette manière lorsque je lance une invitation. Ce que j’ai à dire a infiniment moins de valeur que ce qui naitra (éventuellement) d’un dialogue dont le projet se sera efforcé de poser les conditions, les plus légères possibles. Dialogue des artistes entre eux, des œuvres entre elles, dialogue avec le réel, si c’est possible. La seule obligation pour contribuer à ce projet étant de signer sa contribution et donc d’assumer sa part, ce qu’on apporte dans le dialogue. Et là tout peut être pesé et soupesé : s’il y a du réchauffé, de l’inédit, de l’émotion, de la réflexion, de la posture, de la connivence, du mondain, de l’authenticité, etc.

De la même manière, je n’ai pas voulu installer le projet dans des coordonnées trop personnelles d’où j’aurais pu tirer une légitimité. Depuis Tchernobyl, nous avons tous plus ou moins appris combien cette question (qui, à l’époque, était d’ailleurs un outil apprécié par la propagande d’état : « seuls les experts sont légitimes pour… ») dépasse les frontières physiques, sociologiques, idéologiques : il n’y a pas un profil type, ceux qui sont légitimes a priori (en vertu de leur appartenance à un courant de pensée, à une zone géographique ou à un statut particulier, une profession ou une compétence quelconque) et ceux qui ne le sont pas.

Sur le terrain du nucléaire, même la condition de victime ne semble pas suffisante pour fonder la légitimité d’une action ou d’une revendication, puisque battue en brèche par la problématique des faibles doses qui empêche de faire un lien indiscutable et d’établir une pure causalité – comme le rappellent ceux qui ont justement intérêt à discuter, à diluer toute action et à reporter toute réponse à plus tard. C’est toute la difficulté des malades de la thyroïde pour la pleine reconnaissance des causes de leur pathologie. Même si les données en provenance de Fukushima semblent parler d’elles-mêmes (40% des 100 000 enfants ayant passés une échographie depuis mars 2011 présentent une anomalie de la thyroïde), le camp d’en face est bien organisé pour dénier à ses malades et à leur famille leur légitimité à s’exprimer au sujet du nucléaire.

À vrai dire, je ne sais pas très bien qui est légitime ou qui ne l’est pas, et à quel degré. Ce que je pressens, c’est qu’il y a plusieurs formes de légitimité qui s’expriment de façon différente et s’articulent de façon subtile avec d’autres notions comme la responsabilité, l’authenticité, etc.

Cette légitimité – que Éric Cordier interroge de façon très serrée dans ses propres notes et qui conditionne son approche et son projet – n’est pas pour moi une clé de départ, ce qui va mettre en marche tout le reste. Elle sera éventuellement produite par le projet et ma façon de le conduire : légitimité a posteriori.

Et même s’il n’y avait pas de raison particulière à l’appui de notre volonté de contribuer à ce moment du Japon (qui excède des intérêts nationaux, une histoire, une conscience purement japonaise, comme l’analyse François Leclerc – Fukushima : moment ultime du capitalisme), les mots de Otomo Yoshihide – « It’s a global issue » – sonnent comme une invitation permanente à nous saisir de ce qui se passe à Fukushima.

Dominique Balaÿ, le 17/01/13.

Fukushima Open Sounds

Un projet artistique mené au Japon et à Fukushima par Dominique Balaÿ. A collaborative sound project reaches out to the people of Fukushima, through music, poetry and sound. contact@websynradio.fr

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